La pandémie a paradoxalement dopé la consommation et les échanges mondiaux, au grand bénéfice des armateurs, comme CMA CGM, troisième transporteur maritime mondial. À sa tête, Rodolphe Saadé accélère la transformation du groupe familial marseillais, qui investit dans la livraison à domicile et l’aérien. PAULINE DAMOUR
Le monde du porte-conteneurs n’a jamais connu de période aussi faste. Au total, les dix plus grosses compagnies du secteur devraient avoir engrangé près de 120 milliards de dollars de profits en 2021, selon Bloomberg. Cela contraste avec les années de vaches maigres de la décennie précédant la pandémie de Covid, qui s’est révélée une aubaine.
Troisième armateur mondial, CMA CGM, derrière l’italo-suisse MSC et le danois Maersk, a su en tirer parti. “L’année a été exceptionnelle et 2022 sera aussi très bonne”, reconnaissait fin janvier son PDG, Rodolphe Saadé. À 52 ans, style réservé et poli, l’aîné de la fa mille mène tambour battant la transformation du groupe fondé par son père, dont il détient la majorité avec sa sœur Tanya Saadé Zeenny, directrice générale déléguée, et son frère Jacques Junior, chargé de l’immobilier.
Des résultats record en 2021
En 2020, malgré la paralysie des échanges due à la Covid-19, le chiffre d’affaires de l’armateur marseillais s’est élevé à 35 milliards de dollars. En 2021, il réalise le meilleur résultat des entreprises françaises, avec un bénéfice net de 17,9 milliards, pour un chiffre d’affaires de 56 milliards de dollars, en hausse de 78 % ! Cette bonne fortune suscite grogne des consommateurs et des industriels, qui subissent la hausse des coûts du transport liée à l’explosion des taux de fret, multipliés par quatre en deux ans.
“On nous critique quand on perd de l’argent, on nous critique quand on en gagne”, balaye le patron, qui n’a toutefois pas beaucoup apprécié d’être pris pour cible à ce sujet par Michel-Edouard Leclerc. À l’automne, le président des centres du même nom et par ailleurs client de CMA CGM, avait jeté un pavé dans la mare, réclamant une enquête parlementaire sur l’explosion des coûts du transport maritime. Depuis, les deux hommes se sont rencontrés et ont réglé leur différend, confie Rodolphe Saadé.
Les raisons de cette inflation sont connues : privés de sorties à cause des restrictions, les Occidentaux se sont mis à acheter des produits tout-va, créant une surchauffe chez les armateurs, qui assurent 90 % du transport international des marchandises sur leurs porte-conteurs, poussant les prix à la hausse. Pour y remédier, “nous avons ajouté 7 % de capacité supplément aire”, explique le patron de CMA CGM, mais cela ne suffit pas encore. Il faudra attendre la fin de l’année avant un retour à la normale », prévient-il.
C’est surtout à Los Angeles, « porte d’entrée des États-Unis », que la situation bloque. « Les navires attendent trente jours avant de pouvoir faire escale, car les infrastructures ne suivent pas, du fait notamment de la pénurie de camionneurs », se désole-t-il.
En novembre 2021, actionnaire à hauteur de 10 % du terminal de Fenix Marine Service, Rodolphe Saadé fait un chèque de plus de 2 milliards de dollars pour prendre le contrôle de ce dernier, parmi les plus gros du port de la Côte ouest. « Nous espérons ainsi pouvoir rassurer les clients et leur offrir à terme un service moins dégradé », promet-il.
Réinvestir ses bénéfices pour faire grandir le groupe : « Ainsi le faisait mon père relève son successeur et je continue à le faire, mais avec des montants plus élevés. »
Viser le dernier kilomètre
Ses poches profondes lui permettent désormais d’aller plus vite et de suivre ses intuitions. Après le rachat de Ceva Logistics en 2019, Rodolphe Saade a créé la surprise, le 31 janvier, en annonçant l’acquisition de 51 % du capital de Colis privé, le spécialiste de la livraison de colis à domicile.
« C’était le chaînon manquant, explique-t-il. Car beaucoup de nos grands clients, Carrefour, Ikea, Decathlon, nous demandent des solutions de bout en bout, incluant du transport maritime et des services logistiques, jusqu’au dernier kilomètre. » De quoi accélérer le retournement de la filiale Ceva Logistics par laquelle le groupe acquiert cette nouvelle brique. L’armateur n’a pas caché la possibilité de monter au capital de Colis privé plus fortement au bout d’un an. On imagine mal en effet Rodolphe Saadé en rester là.
C’est l’avantage d’être un groupe familial : on ne tergiverse pas pour prendre les décisions. « Nous avons une vision à long terme et nous ne sommes pas en train de regarder notre cours de Bourse tous les jours », reconnaît celui pour qui la question d’une ouverture du capital n’est pas taboue, sans être pour autant d’actualité. CMA CGM reste entre les mains de la famille.
Des ports aux aéroports Lors des comités exécutifs qu’il pilote chaque lundi au sommet de la tour CMA CGM qui surplombe la rade de Marseille, rares sont les voix s’opposer à ce patron sûr de ses choix. Comme celui de constituer pendant la crise de la Covid – 19 une compagnie aérienne d’avions-cargos au nom du groupe.
« Avec la pandémie, nos clients nous ont demandé des services express, raconte le PDG. On s’est dit qu’il y avait là une fenêtre de tir stratégique. » Rodolphe Saadé a donc créé une compagnie de toutes pièces, CMA CGM Air Cargo. Elle comprend des avions-cargos d’occasion et des Boeing 777 et Airbus A350 F neufs qui devraient rejoindre la flotte en 2025. Elle s’installera sur le tarmac de l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle.
S’il n’a pas de regrets de voir son concurrent italo-suisse MSC s’emparer des ports africains de Bolloré, mis en vente en décembre- « on est bien avec ce que l’on a au Cameroun, au Nigeria et en Côte d’Ivoire », un dossier lui tient particulièrement à cœur : le port de Beyrouth, au Liban. Le pays de son enfance, qu’il a quitté à l’âge de 11 ans, fuyant avec sa famille la guerre civile. Déjà impliqué dans la reconstruction de la ville après l’explosion meurtrière de 2020, le groupe familial est en lice pour reprendre la gestion du terminal de conteneurs, face à l’opérateur émirati Cubitainer.
Premier à avoir fait le choix, en 2017, d’acquérir des navires propulsés au GNL, Rodolphe Saadé tique un peu d’entendre son concurrent, le danois Maersk numéro deux mondial, dire qu’il avance de dix ans, à 2040, son objectif de neutralité carbone. « Je ne cherche pas à faire un effet d’annonce, réagit le PDG. Le tout est d’agir maintenant. » CMA CGM dispose d’une flotte de 24 porte-conteneurs propulsés au GNL qui devrait quasiment doubler avant 2024 avant d’utiliser de l’e-méthane, intégralement décarboné.
D’ici là, une nouvelle génération sera-t-elle aux commandes ? « Je voudrais qu’un jour les enfants de la famille prennent la relève, admet-il. Pour l’heure, nous détenons 73 % du capital. Nous avons le temps, je n’ai que 52 ans. » Et visiblement pas envie de passer la main tout de suite.